Quelque temps après ce concert mémorable, je rencontrais les Letarte dans leur petit appartement du 14e arrondissement. Jean était en train d'écrire un théâtre populaire pour la télévision canadienne. Et Madame commençait un des nombreux textes qu'elle fait en collaboration de son mari à l'intention des jeunes auditeurs de la radio canadienne: La Boîte aux merveilles.
Je demandai à Jean ce qu'il pensait de son expérience triomphale de la salle Pleyel: "Ce fut fantastique" répondit-il. "imaginez un public de 3,000 personnes qui communique avec vous et que vous sentez suspendu à votre voix. Et le plus drôle de toute l'affaire, c'est que 10 minutes avant d'entrer en scène, la corde de LA de ma guitare s'est cassée, m'attendant fort peu à cette éventualité, j'avais négligé d'apporter des cordes de rechange. J'ai réussi tant bien que mal à réparer la corde endommagée. Et à l'heure annoncée, je m'avançai sur la scène comme si de rien n'était. J'eus de la chance car rien de fâcheux ne se produisit".
Et Jean Letarte n'a pas besoin de nous dire qu'il a eu chaud! À ce concert de la salle Pleyel, il chanta uniquement de ses propres chansons.
En jasant avec les Letarte, j'appris beaucoup de choses sur leur compte: ils ont quitté Montréal en juillet dernier pour un séjour de quelques années en Europe. Jean et Lucille entendaient continuer leur collaboration à "La Boîte aux Merveilles". Ils ont tenu parole. Les deux suivent en plus des cours de réalisation à la télévision française. Et Jean vient de terminer à Paris son troisième film.Tout en faisant des films pour son propre compte, il a participé avec Mylène Demongeot et une pléiade d'artistes français à un long métrage qui sera projeté prochainement au Canada: FAIBLES FEMMES.
Quant aux films qu'il a tournés lui-même, Jean nous donne quelques précisions: "mon premier film s'intitule"À la pluie heure" (titre humoristique pour "À l'heure de la pluie"). C'est un poème d'amour retraçant de façon fantaisiste les changements qui surviennent chez deux êtres qui s'avouent leur sentiment. Ce film ne représente aucun personnage réel et est dessiné entièrement à la main. Il comporte 3,360 dessins différents.
Le second film est lui aussi dans la veine fantaisiste et la seule parole qu'on y entend est "CHUT". C'est une histoire abracadabrante et qui comporte plusieurs personnages, réels ceux-ci.
Quant au dernier film en liste, il a pour titre "LOUNY-DOODLE" et pour sous-titre "Quand l'enfant paraît". Ce film présente quelques trouvailles qui ont ébloui littéralement le directeur de l'A.C.A.M. André Martin, lequel a demandé à Letarte de le présenter devant l'Association internationale des réalisateurs de cinéma. Avec ce film, Jean Letarte a créé une technique tout à fait originale et qui consiste à faire donner à la bande sonore sans la participation d'aucun instrument de musique, le son et le volume qu'il désire.
Diverses offres d'engagement lui ont d'ailleurs été proposées dans ce domaine. Mais Jean préfère continuer à se perfectionner et il se prépare en effet à entreprendre d'ici quelques mois une tournée de recherche qui le mènera dans une vingtaine de pays dont la Tchécoslovaquie. Il a reçu de ce dernier pays une offre pour tourner un court métrage se rapportant au dit pays. Le scénario a été écrit par Letarte et les Tchèques l'ont accepté immédiatement.
Les lecteurs de La Patrie, disais-je à Letarte, vous connaissent surtout par vos chansons et votre participation à de nombreuses émissions télévisées. Doit-on conclure d'après ce que vous venez de nous dire,que peu à peu vous comptez abandonner la chanson et vous consacrer uniquement au film d'art?
- Pas du tout, me répondit-il. Mon concert récent à la salle Pleyel doit vous démontrer que je continue à composer. En effet, j'ai écrit plusieurs nouvelles chansons depuis mon arrivée en Europe. Et j'ai bien l'intention de continuer. J'ai d'ailleurs eu, à Paris, de nombreux contacts avec des chanteurs-compositeurs bien connus au Canada. C'est ainsi que je rencontrais récemment Georges Brassens. Celui-ci me disait son grand espoir dans une chanson vraiment canadienne.
Puis Jean Letarte nous disait que son contact avec la France, loin de lui avoir fait mépriser le Canada, l'a convaincu de plus en plus que ce pays est une véritable richesse, même sur le plan artistique,et il me nommait des noms d'artistes dans tous les domaines qui sont considérés en France et dans l'Europe comme étant de calibre international: Borduas, Riopelle et Alleyn en peinture: McLaren au cinéma: Forrester, Gould, Marshall dans la musique classique. Et la liste s'allongeait: longue... très longue!
Quand à Mme Letarte (Lucille Durand), elle n'en est pas à son premier séjour en Europe puisqu'en 1953, elle était inscrite à la Sorbonne où elle rédigeait une thèse en vue d'un doctorat en lettres. Revenue au Canada en 1956, elle fut bibliothécaire pendant un an à la Bibliothèque municipale de Montréal. C'est alors qu'elle s'est mise à écrire ses premiers textes pour la Boîte aux Merveilles à l'intention des jeunes auditeurs de Radio-Canada.
À Paris, elle rédige un mémoire sur la télévision pour le centre d'Études de la R.T.F. et fait aussi des recherches sur les ciné-clubs pour enfants. Elle suit également les cours de réalisation de la radio-télévision française. Et elle vient de terminer 32 contes pour enfants. Elle nous confiait qu'elle avait offert ses contes à quelques éditeurs de Montréal. Mais ceux-ci, malgré de substantiels octrois du Conseil des Arts, semblent ne pas être intéressés à publier de la littérature enfantine. Madame Letarte demeure quand même optimiste et espère qu'un éditeur se décidera à la publier. Car elle est convaincue qu'une saine littérature enfantine répondrait vraiment à un besoin chez les Canadiens français. Et Mme Letarte me dit qu'à défaut d'un éditeur de langue française, elle se résignera peut-être à jeter les yeux sur un éditeur anglais de Toronto. Ce serait vraiment bien dommage: car qui a suivi quelques-unes des émissions si bien conçues de la BOITES AUX MERVEILLES aimerait voir ces "Contes" imprimés à l'intention des enfants de langue française...
Sur ce, je quittai les Letarte: je n'eus pas sitôt franchi le seuil de leur coquet appartement que j'entendis les deux machines à écrire résonner à qui mieux mieux: décidément ces jeunes artistes ont beaucoup de pain sur la planche; et leur retour au Canada comblera un grand vide dans notre vie artistique canadienne-française.